Espagne : un 8 mars historique

La mobilisation du 8 mars dernier en Espagne qui a concerné au moins 5 millions de grévistes et qui a vu des manifestations dans plus de 120 villes dans tout le pays a été un succès total. « Este dia se estudiara en los libros de historia » (traduction : ce jour, sera étudié dans les livres d’histoire) disaient les organisatrices de cette journée.
Depuis quelques semaines, tous les débats sur la discrimination : familiale et domestique, écarts de salaires et des pensions, « toit de verre », harcèlement et violence de genre ont pris place et supplantent les débats sur la crise catalane et la réforme gouvernementale sur les pensions. Tous les chiffres de manifestations montrent une participation au moins quatre fois plus importante qu’en 2017 (y compris les chiffres contestés du gouvernement). Ainsi à Madrid, le gouvernement parle de 170 000 personnes (40 000 en 2017) et les organisations syndicales d’un million. A Barcelone, la police parle de 200 000 manifestants (600 000 selon les organisations). A Séville, 120 000 selon la mairie et 30 000 selon la police. A Grenade, 50 000 selon les organisateurs et 10 000 selon le gouvernement. A Bilbao, plus de 600 000 selon la police et a Valence, plus de 400 000 selon les organisations.
A ces chiffres de manifestations s’ajoutent les taux de grévistes qui ont touché plus de 7 000 entreprises et massivement des secteurs fortement féminisés comme la santé et l’éducation. Paradoxalement, les divergences de vue qui se sont exprimés entre les centrales syndicales sur la durée de la grève (grève de 2 heures pour l’UGT et CCO0 et grève de 24 h pour les organisations minoritaires CGT et CNT) ont semble-t-il favorisé un engagement massif pour la grève partielle. 48% de grévistes dans la santé à Madrid, l’Andalousie et la communauté Valencienne. Dans l’éducation secondaire de la communauté de Madrid, le chiffre monte à plus de 60 % et 43% dans le primaire au Pays Basque alors que les chiffres des grèves de 24 h se situent autour de 5%.
Quels mots d’ordre ?
Dans beaucoup de villes, la banderole de tête des manifestations portait des slogans du type : « Paramos para cambiarlo todo » (nous faisons grève pour tout changer Valence) ; « Si nosostras paramos, para el mondo » (si nous faisons grève, nous les femmes, c’est pour le monde entier Zaragosa). A Séville, la tonalité de la banderole de tête était plus claire sur la violence machiste : « No estamos solas, faltan las asesinadas » (Nous ne sommes pas seules, ne manquent que celles assassinées). Ce slogan ne plaisait guère aux syndicats majoritaires, eux qui préféraient des formules « light » comme le rappelait Dolorès Garcia, une des organisatrices. A Grenade, également, les slogans « anti-machistes » sont particulièrement nombreux : « el machismo es terrorismo », « aqui estamos nosostras, no matamos » (ici nous sommes là, les femmes, nous ne tuons pas), « El hombre que maltrata es una rata » (l’homme qui maltraite est un rat) , « La calle y la noche itambien son nuestras » ( la rue et la nuit aussi sont à nous les femmes).
La diversité se montrait dans tous les cortèges : travailleuses citadines et rurales, mères, femmes sans enfants, « jeunes gamines », retraitées, migrantes, hétérosexuelles, lesbiennes, transsexuelles… souvent les cortèges montraient un aspect multiculturel, de plusieurs nationalités et parfois de participantes portant le voile. Cortèges joyeux, avec l’omniprésence de la couleur violette, des fleurs, des ballons et parfois au rythme des batucadas (Valence). Ce qui est souligné par de nombreux observateurs : la majeure partie des femmes qui ont manifesté ne l’avait jamais fait auparavant. L’aspect intergénérationnel, a la fois dans l’action et la préparation est également présent. Le témoignage recueilli par Monica Ceberio Belaza d’une grand-mère de 83 ans originaire d’un village près de Jaen qui a manifesté avec sa petite-fille à Madrid est particulièrement émouvant.
Les origines de ce succès :
Le 1 er février 2014, des dizaines de milliers de femmes manifestèrent contre le projet de loi de Mariano Rajoy porté par son ministre de la Justice Alberto Ruiz Gallardon pour réformer (dans un sens restrictif) le droit à l’avortement et la loi de 2010. Pour la première fois, des dizaines de trains et d’autobus de toute l’Espagne convergèrent vers Madrid sous des mots d’ordre comme « Nosostras parimos, nosostras decidimos » (nous accouchons et nous décidons) ; « fuera el aborto del Codigo Penal » (évacuons l’avortement du Code Pénal). Après cette manifestation, le gouvernement a enterré le projet et le ministre a démissionné en septembre de la même année. Autre origine, le mouvement des places (15 M), trois années auparavant a marqué les esprits avec ce slogan porté par de jeunes femmes « La revolucion sera féministo o no sera. »
La visibilité de plus en plus grande de la violence du genre donné grâce au travail des journalistes comme Charo Nogueira et la documentaliste Mercedes Chulia entre autres qui ont répertorié ces cas ont fait de, la violence machiste un problème social de premier ordre. Les réseaux sociaux et les groupes collectifs par professions, par quartier ou par centre d’intérêt (sportives…) ont contribué au travail d’animation et de conscientisation.
La préparation effectuée tout le long de l’année par la trentaine de femmes de la commission 8 M de Madrid (à base de collectifs d’association et de groupes féministes) a commencé le lendemain de la réunion du 8 avril 2017. Cette assemblée décida de se répartir en quatre secteurs : travail, soins, étudiant, consommation. Presque dix mois de travail, deux réunions nationales (à Elche et Zaragosa), la rédaction d’un manifeste avec un slogan « Si nosotras paramos, se para el mondo » (si nous faisons grève, le monde s’y mettra également).
Les suites ?
Quatre jours après la mobilisation, le gouvernement de Rajoy rectifiait le jugement porté avant le 8 mars sur cette grève « élitiste ». Le virage à 180° était visible sur les mesures proposées en matière d’égalité de salaires, loi proposée par Podemos, approuvée par le Congrès en février et refusée par le gouvernement. Le PP s’est également engagé à remettre dans le budget 2018 les 200 millions d’€ destinés à lutter contre la violence de genre (et qui avaient disparus !).
La surprise, constituée par cette mobilisation, n’est pas seulement du côté du gouvernement et du PP mais des autres partis politiques PSOE, Cuidadanos (macronistes !) et aussi d’Unidos Podemos ( Podemos + Izquierda Unida) ainsi que des partis nationalistes de Catalogne et d’ailleurs. Tous ont, bien sûr, affirmé soutenir les revendications féministes ! Autosatisfaction aussi du côté des organisations syndicales…
Les répercussions dans le monde et… en France :
Si le succès du 8 mars en Espagne aura des prolongations, c’est d’abord dans le monde hispanique, compte tenu du nombre de travailleuses latinoaméricaines résidantes en Espagne ainsi que sur les pays du flanc sud de l’Espagne (Maghreb et Maroc). En France, (s’agit-il d’un signe d’un nombrilisme franchouillard ?), très peu de journaux ont traité cette question. Le Monde (pourtant appartenant au même groupe de presse Prisa que El Pais), le 8 mars se contente de faire parler « la communicante de Macron », Marlène Schiappa, sur les plans d’action du gouvernement, sur les logiciels et les référents à mettre en place… et de déplorer (sur toute la page 14 du vendredi 9 mars) l’annulation des concerts de Bertrand Cantat. Rien sur l’Espagne : c’est de l‘information çà ! Seul l’Humanité, le 8 mars, dans un reportage de Cathy Dos Santos (page 17) a bien précisé les origines de la mobilisation suivi le 9, 10 et 11 mars d’un compte rendu de cette journée historique (p.21/22). Politis s’est distingué en ne publiant dans le numéro 1494 (du 15 au 21 mars) qu’une photo ! Enfin, signalons que le mensuel Ensemble de la CGT pour le mois de mars se contente de mettre sur le même plan : le 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes, le 15 mars avec les retraité-es, le 22 mars avec la fonction publique et les cheminots.
Qu’en conclure ?
La faible mobilisation en France incite le gouvernement à reporter aux calendes grecques (2022) les différentes mesures pour combler les discriminations salariales (environ 25% en France et de 23% en Espagne selon l’Instituto Nacional de Estadistica).
La violence de genre qui atteint des chiffres impressionnants en Espagne (142 893 dénonciations et près de 550 féminicides en 2016) n’est pas absente… en France (en 2016 ,109 meurtres et 143 tentatives de meurtres). Le plan du gouvernement, dixit Marlène Schiappa, est indigent en la matière : « la plateforme de dialogue entre la police et les femmes victimes de violence sera lancée…Si une femme meurt tous les 3 jours sous les coups de son compagnon, c’est parce que sa situation n’a pas été détectée assez vite (?)” Avec comme conclusion : « les contrats locaux contre les violences ne demandent pas de moyens » (Page 12, Le Monde vendredi 9 mars). Mais comme le dit Sophie Binet, secrétaire confédérale CGT : « l’émancipation des femmes n’est pas naturelle, les stéréotypes ont la dent dure, il nous faut être volontaristes ».
Il est symptomatique qu’une semaine seulement après le 8 mars, le tract d’appel à la manifestation des retraité-es du 15 mars à l’initiative de 8 organisations ne mentionne même pas le fait que la retraite des femmes est toujours inférieure de 40% à celles des hommes. (Hé ! oui l’écriture « inclusive » ne fait pas tout !) A nous d’y travailler pour le 8 Mars 2019 et surtout ne pas attendre les prochaines élections européennes pour s’informer de ce qui se passe chez nos voisins.
Merci aux journalistes d’El Pais pour la couverture et les suites de cet évènement dont : Alejandro Bolanos (9/3), Patricia Blanco (8/3), Monica Ceberio Belazo (7/3 et 18/3), José Marcos (9/3), Pilar Alvarez (13/3 et 18/3) et Manuel Gomez (9/3).
Claudine Cornil , syndicaliste et féministe et Didier Cornil « feministo »
Le 21.03.2018