Patrick Boucheron: «En quoi aujourd’hui diffère d’hier»

Patrick Boucheron: «En quoi aujourd’hui diffère d’hier»

Mediapart a ouvert ses pages à tous les internautes durant le week-end dernier. Exceptionnellement, nous publions cet interview en totalité. Que l’équipe de Mediapart en soit remerciée.

Pour le professeur au Collège de France, méfiant vis-à-vis d’analogies historiques attendues, la situation actuelle est davantage futuriste qu’évocatrice de périodes anciennes. Mais il peut être utile de regarder le pouvoir dans l’œil de l’épidémie.

Patrick Boucheron est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIII-XVIe siècle. Au sein de cette institution, où il prévoyait de consacrer prochainement un séminaire et un cours à la peste noire, il anime aussi Entre-Temps, revue numérique d’histoire actuelle. Il a dirigé le best-seller Histoire mondiale de la France (Le Seuil, 2017) et publié notamment La Trace et l’aura (Le Seuil, 2019) et Conjurer la peur (Le Seuil, 2013). Il livre ici ses réflexions sur ce que peut amener, ou non, la pratique de l’Histoire, pour penser l’évènement mondialisé auquel nous sommes confrontés.

Que peut l’Histoire, si elle peut quelque chose, face à la situation que vit aujourd’hui l’humanité ?

Patrick Boucheron. © Collège de France Patrick Boucheron : Ce qu’elle peut, c’est d’abord mesurer le caractère totalement inédit d’une situation qui est davantage futuriste qu’évocatrice de périodes anciennes. Face à ceux qui lui réclameraient un catalogue de précédents, d’analogies ou de concordances des temps, elle peut d’abord reconnaître son impuissance, ou son humilité – car c’est à partir de cet aveu de faiblesse que la discipline historique peut tenter de se rendre utile, même si je mesure bien, pour le ressentir moi-même, qu’en ce moment, la soif d’Histoire n’est pas inextinguible.

Nous vivons repliés sur nous-mêmes, littéralement – je parle évidemment de ceux qui vivent confinés et ne sont pas au front de la lutte contre l’épidémie, car c’est d’abord à celles et ceux qui prennent des risques pour travailler malgré tout que l’on doit penser. Mais comme vous le dites, il en va de l’idée même d’humanité, dans son acception morale et mondiale. Et de ce point de vue, oui, nous pouvons dire que l’épidémie nous a repliés – le futur incertain rabattu sur le passé inutile, la menace lointaine pesant dans notre propre poitrine.

Or ce repli est lui-même façonné par l’Histoire – d’ailleurs, on en fait l’expérience tangible : on peut souffrir de solitude en même temps qu’on peine à défendre son intériorité. Bref, c’est irrespirable. Et ceux qui font montre en ce moment de leur force d’âme en exaltant la vie lettrée pour s’y faire un petit abri préservé des malheurs du monde n’expriment peut-être rien d’autre que leur morgue sociale. Non, les historiennes et les historiens le savent bien : il n’y a pas d’intériorité indemne de l’Histoire. Voici pourquoi, ce que peut l’Histoire en ce moment, c’est peut-être d’abord s’interroger sur la condition historique elle-même, c’est-à-dire notre capacité à nous laisser traverser par l’Histoire.

De ce point de vue, nous sommes désarmés. On avait appris à s’effrayer d’un certain nombre de choses, mais pas de ce qu’on vit aujourd’hui. Je me souviens d’avoir eu peur, enfant, de l’apocalypse nucléaire, mais le confinement de milliards de personnes ne m’avait jamais traversé l’esprit. Je ne le pensais pas possible. Songez aux films catastrophe : pendant longtemps, on a dit qu’ils servaient à affiner notre pédagogie du désastre. On a vu des films où des monstres bien visibles détruisaient des villes, d’autres où la ville était intacte mais où l’ennemi invisible de la contagion détruisait sa population, mais où a-t-on vu l’angoisse d’une destruction de l’urbanité, de la vie sociale – l’horreur lente et sournoise de vivre dans une ville qui ne vit pas ?

À cet imaginaire qui manque s’ajoute probablement un effet de génération. La reine d’Angleterre a pu, dans son dernier discours, évoquer ses souvenirs du Blitz en 1940, et il est frappant que cette épidémie touche en majorité des gens âgés, voire très âgés, qui sont les derniers d’entre nous à avoir une expérience directe de la guerre, tandis que les jeunes dirigeants qui les gouvernent adoptent un vocabulaire martial sans avoir connu la guerre. Dans la leçon inaugurale au Collège de France à laquelle vous faites allusion, Ce que peut l’Histoire, je continuais de dire – mais peut-être commençais-je alors à en douter – que ma génération n’avait rien connu de grand, ou vivait en tout cas à l’ombre des grandes catastrophes du passé, que tout ce qui nous arrivait se produisait sur un mode dégradé, parodique ou impuissant. 1989, 2001, 2015 et aujourd’hui cette épidémie – il est sans doute grand temps de réviser cette idée.

Vous avez dirigé un ouvrage sur L’Histoire mondiale de la France. Avons-nous déjà vécu aussi concrètement un événement aussi mondial ?

Nous vivons une épreuve grandeur nature de mondialité. Si on pouvait encore avoir des doutes sur le fait qu’on vit dans le monde, qu’il nous rentre dans le corps, c’est terminé. Bien sûr, dans le monde ancien, la peste ou le choléra se déployaient aussi de façon articulée dans un monde interconnecté, mais là, l’échelle est tout autre. Nous ne sommes plus dans le même rayon de courbure – ni en termes de distance, ni en termes de rythmes, ni en termes d’intensité ou de circulation d’informations. La globalisation est accomplie – et de ce point de vue également, on doit se demander si elle ne nous fait pas entrer de force dans ce que Peter Sloterdijk appelle la « posthistoire ».

Cela nous impose de saisir ce qu’on sait déjà, à savoir que les systèmes complexes et interconnectés sont infiniment vulnérables, même s’ils sont aussi résilients. Cela nous impose aussi de comprendre à quel point nous vivons tous aux frontières de la Chine, et que Wuhan, dont certains intellectuels français continuent de parler comme d’une ville inconnue, est un des centres du monde, et d’ailleurs aussi la ville chinoise où les investissements français sont les plus nombreux – ce qui ne l’empêche pas d’abriter le marché aux animaux sauvages que l’on sait. Notre monde est celui-là désormais, celui des flux financiers et de l’urine de chauve-souris. Ce fracas vertigineux des échelles et des temporalités ne peut être décrit que de manière interdisciplinaire.

Tout cela dessine une épreuve entièrement inédite et une scène totalement prophétique, qui obligent à penser toutes ces questions – depuis l’urbanité comme vecteur de mondialisation jusqu’à l’anthropologie du vivant – en termes de pouvoirs. Et ni la science expérimentale ni les disciplines qui y prétendent, comme l’économie, ne peuvent s’en exonérer. À cet égard, il est frappant de constater que même les plus cyniques, les plus ignorants, les plus méprisants vis-à-vis de la science, qui avaient, à l’instar des États-Unis ou de la Grande-Bretagne, été tentés de continuer à faire fonctionner l’économie, ne se sont finalement pas sentis assez forts pour assumer le fait, qu’après tout, comme le taux de létalité n’était pas très élevé et que le virus ne touchait principalement que les personnes âgées et les plus vulnérables, on pouvait faire le choix politique de ne pas arrêter l’économie et de « laisser faire, laisser passer » l’épidémie.

Ce fut le cas lors de la grippe dite de Hong Kong, en 1968, qui tua un million de personnes dans le monde (dont plus de 30 000 en France) et qui est considérée par les spécialistes aujourd’hui comme la première pandémie mondiale. Les prédictions des épidémiologistes (qui reposent, rappelons-le, sur des modèles mathématiques caractéristiques de la gouvernance par les nombres) évaluaient le bilan hypothétique de la pandémie de Covid-19 à 40 millions de morts dans le monde (soit 0,6 % de la population mondiale) dans le cas où les gouvernements ne prendraient aucune mesure. Soit, en proportion, 4 à 8 fois moins que la pandémie grippale H1N1 de 1918, dite « grippe espagnole », qui avait tué entre 50 et 100 millions de personnes dans le monde, avec de très fortes disparités par pays.

Or, cette perspective est finalement parue insupportable, en Inde comme aux États-Unis. Pour des raisons sans doute très différentes, mais simultanées – alors que les conséquences financières et sociales d’un arrêt brutal de l’économie sont proprement incalculables. Je ne discute pas la décision, je constate qu’elle paraît à tous ou presque, moi compris, indiscutable. Et que c’est là un fait historique d’une stupéfiante nouveauté. Si, effectivement, la catastrophe pourtant annoncée est, à ce point, insupportable qu’elle fait reculer les pouvoirs les plus arrogants, si effectivement il paraît désormais évident que tous les gouvernements sont soumis à l’impératif catégorique de sauver les vies humaines, toutes les vies, « quoi qu’il en coûte », alors il faudra en tirer les conséquences, toutes les conséquences, que ce soit à propos de l’urgence climatique ou des drames humanitaires liés aux déplacements de réfugiés.

Bien entendu, ces conséquences ne se tireront pas d’elles-mêmes. D’autres acteurs, puissants et imaginatifs, peuvent en projeter de plus injustes ou de plus cyniques – il appartient ensuite à l’intelligence collective d’organiser politiquement une riposte, ou une veille, en tout cas un moyen de déployer les potentialités historiques qu’ouvre un événement d’une telle ampleur, dès lors qu’il creuse une brèche dans le temps.

Vous le voyez, prendre la mesure d’une condition historique inédite ne signifie pas nécessairement s’exonérer du devoir d’historien, mais se souvenir, avec Marc Bloch, que l’Histoire constitue la science du changement social, l’art de demeurer accueillant à l’inédit et à l’imprévu, et qu’il ne faut pas seulement interroger le passé pour se rassurer sur les permanences ou les concordances des temps, mais mesurer ce en quoi aujourd’hui diffère d’hier. Or, actuellement, si aujourd’hui diffère beaucoup d’hier, ce hier est un passé très récent. C’est pour cela que les expertises – j’ose le mot – dont on a sans doute le plus besoin sont celles des spécialistes du temps court : même en termes d’histoire épidémiologique, c’est d’abord à partir des épidémies de sida, de H1N1 et d’Ebola qu’il convient de raisonner. Il n’en demeure pas moins qu’on peut séquencer l’histoire des épidémies, qui sont des coproductions de l’histoire biologique et environnementale, qui possède son propre rythme, et de l’histoire des sociétés, en distinguant le temps de la peste, le temps du choléra et le temps des grippes.

Que nous permet de saisir cette distinction de trois temps épidémiologiques ?

Je répondrai en évoquant la figure et l’œuvre de l’historien et médecin d’origine croate, Mirko Grmek (1924-2000), qui fut un historien du sida. Or, cette épreuve a formé bon nombre des cadres de la santé publique qui se trouvent aujourd’hui sur le devant de la scène et auxquels il est nécessaire de rappeler, comme on le fait justement, le sens politique de cette lutte qui imposa la nécessité d’une démocratie sanitaire articulant santé publique, droits humains et savoirs partagés. Or, Mirko Grmek a forgé la notion de « pathocénose », pour décrire un équilibre entre une pathologie dominante, un état sanitaire de la population et un régime politique. On peut « signer » une période historique par sa maladie dominante, pas seulement d’un strict point de vue biologique, mais aussi biopolitique et environnemental.

Il ne s’agit pas seulement de définir, comme Michel Foucault, des paradigmes de gouvernementalité, démontrant que la façon d’écarter les lépreux désignait un moment médiéval du pouvoir, tandis que la manière de confiner les pestiférés caractérisait sa mutation moderne. Il ne s’agit pas non plus de penser que nous sommes immunisés contre les maladies du passé, car c’est plutôt le contraire qui arrive. Même si on meurt davantage de maladie cardiovasculaire et de cancer au XXe siècle, du moins dans les pays riches, parce que la révolution pasteurienne a permis qu’on ne meure pas d’autres maladies avant de risquer d’avoir un cancer ou une attaque, nous avons eu tort de croire – contre tout ce qu’annonçaient les médecins – que les maladies infectieuses ne nous concernaient plus. Il ne s’agit donc pas de trois âges qui se succèdent, mais de trois états d’équilibre qui se superposent.

Si le bacille de la peste a été découvert par Alexandre Yersin à Hong Kong en 1894, son séquençage ne date que de 2018, alors qu’il n’a fallu que quelques heures, grâce aux méthodes de biologie moléculaire, pour décoder le génome du coronavirus Sras-CoV-2. Ce n’est donc que depuis 2018, par les progrès conjoints de la microbiologie et de l’archéologie funéraire que l’on sait que le monde ancien a été affecté du retour périodique d’une même maladie, la peste, en trois pandémies majeures : la première est la peste dite de Justinien, au VIe siècle, la deuxième est la peste noire qui apparaît en Europe en 1347 et y demeure jusqu’à la peste de Marseille en 1720, la troisième, en Asie à partir de 1894, est celle qui permet aux pasteuriens de découvrir le bacille Yersinia pestis.

« La peste de Canton de 1894 passa presque inaperçue », déclarait trois ans plus tard le médecin Adrien Proust (le père de Marcel, lui-même expert en auto-confinement), ajoutant : « Il ne s’agissait, il est vrai, que de Chinois. » On retrouve au passage la figure du déni qui servira pour l’épidémie de sida (il ne s’agissait, il est vrai, que d’homosexuels et de marginaux) comme elle a pu servir aujourd’hui (il ne s’agit, il est vrai, que de vieux).

En quoi le choléra constitue-t-il un changement de paradigme ?

Le choléra est intimement lié à l’histoire du capitalisme et du capitalocène, à la globalisation du XIXe siècle. Son arrivée d’Asie en France, en 1832, montre l’interconnexion du monde, et la diffusion de la « peur bleue » catalyse le passage de l’hygiénisme à la prophylaxie pasteurienne. Le président du Conseil, Casimir Perier, se rend à l’Hôtel-Dieu visiter des malades, par héroïsme philanthropique, mais aussi, comme l’a montré l’historien Nicolas Delalande, du fait d’une certaine illusion d’invulnérabilité partagée par les élites, jugeant que le choléra ne s’attrape que lorsqu’on est sale et pauvre. Il contracte la maladie et meurt en une semaine.

Toute l’histoire de l’épidémie de choléra est une histoire de la tension entre le libre-échange et la tentation du confinement. L’Angleterre, parce qu’elle était libre-échangiste, a longtemps campé sur des thèses anti-contagionnistes, qui attribuaient la propagation des épidémies au milieu, au climat, et non à la propagation des microbes. Le temps du choléra est celui où l’on réalise que les épidémies étant mondiales, il faut mettre sur pied une gestion mondiale de la santé publique. Le choléra ramené en Europe par les pèlerins venus de la Mecque en 1865 amène ainsi les puissances européennes à organiser un système de veille sanitaire internationale et à créer, en 1907, un office international d’hygiène publique, qui est l’ancêtre de l’OMS, afin de contenir ce qu’on appelle les « pestes d’Orient ». L’idée, comme l’ont montrée les travaux de Sylvia Chiffoleau, est d’externaliser le confinement et la veille sanitaire, en organisant des quarantaines dans les ports asiatiques.

Si l’on considère qu’aujourd’hui la diffusion de l’infection virale émergente du Sras-CoV-2 constitue une nouvelle pathocénose, il est intéressant de reconstituer ses modes de diffusion. Elle s’inscrit dans l’histoire longue de l’anthropocène et de l’extension des activités humaines qui mordent sur les territoires où vivent les espèces sauvages qui sont des réservoirs naturels du coronavirus et favorisent ainsi la zoonose, c’est-à-dire le saut d’espèce – et d’une certaine manière, cela rejoint l’histoire de la peste. Mais si on regarde ces vecteurs de contagion immédiats, on peut repérer le transport aérien, la délocalisation des activités industrielles, dont Wuhan est un centre névralgique, mais aussi les rassemblements et pèlerinages religieux, de Mulhouse à la Corée du Sud. C’est-à-dire à la fois des éléments très nouveaux et des vecteurs anciens de diffusion des épidémies, qui mettent toujours en défaut la tentation insulaire de communautés religieuses qui croient pouvoir se séparer de la société – que l’on songe par exemple aux Juifs ultraorthodoxes d’Israël aujourd’hui.

Le temps de la grippe et des maladies respiratoires a été ouvert par la grippe dite « espagnole », dont on ne connaît pas le nombre exact de victimes, avec des estimations qui vont de 50 à 100 millions de morts. Un bilan quoi qu’il en soit supérieur à celui de la Première Guerre mondiale, et longtemps sous-estimé car on n’a pas trop voulu parler de ces morts tombés sans héroïsme dans l’immédiat après-guerre, comme une poursuite fatale du malheur. Les syndromes de type Sras, H1N1 ou coronavirus ouvrent donc une nouvelle séquence. Ce qui est certain, comme l’expliquait Philippe Sansonetti, titulaire de la chaire Microbiologie et maladies infectieuses au Collège de France lors d’une conférence intitulée « Covid-19 ou la chronique d’une émergence annoncée », c’est que cette mutation des infections respiratoires était à la fois imprévisible et inévitable. Il s’agit donc sans doute de la maladie du jour, mais aussi celle de demain.

Même si on peut distinguer le temps des pestes, du choléra et des grippes, il n’existe pas de cloisons étanches, et la partie ancienne qui survit dans notre monde globalisé, interconnecté et effroyablement moderne, n’est pas constituée seulement par les hantises archaïques, c’est-à-dire la partie ancienne mais toujours active de notre psyché collective, mais aussi par les structures sociales. Il est ainsi bien sûr fondamental de travailler les rapports entre l’homme et l’animal, la collaboration entre l’humain et les non-humains, les conséquences de notre entrée dans l’ère de l’anthropocène. Mais il ne faudrait pas oublier pour autant de rappeler que les sociétés humaines, si elles vivent en coprésence avec leur environnement, possèdent leurs propres règles que décrivent des traditions ethnographiques plus robustes mais toujours nécessaires. Comme on le voit aujourd’hui, la notion de distanciation sociale ne signifie pas la même chose dans une société de castes comme l’Inde et dans les sociétés européennes.

Y a-t-il des parallèles à effectuer entre la peste et le corona ?

Vous l’avez compris, je me méfie d’instinct de ce que l’exercice de concordance des temps peut avoir d’opportuniste, et si les historiennes et les historiens répondent sans doute à une certaine curiosité sociale en développant des parallèles historiques attendus – c’est le cas par exemple de l’équipe dynamique et compétente d’Actuel Moyen Age, notamment sur le sujet sur lequel vous m’interrogez – on peut aussi attendre qu’ils et elles accompagnent ces récits d’une réflexion critique sur ce que l’on peut vraiment attendre de cette connaissance par ressemblances ou assonances. Pour ma part, il me semble que l’exercice de l’Histoire suppose de mettre à distance le présent, ne serait-ce que pour comprendre comment l’actualité vient fracasser notre compréhension du passé, et apprendre ainsi à contrôler les effets d’une telle effraction. C’est moins le passé que l’on doit objectiver que le présent – le maintenir toujours devant soi, le garder à l’œil.

Détail d’une miniature des «Chroniques et annales de Gilles le Muisit», abbé de Saint-Martin de Tournai. © Bibliothèque royale de Belgique Pour répondre à votre question sur la comparaison possible entre la deuxième pandémie de peste et la pandémie actuelle, il serait possible de la récuser d’emblée en rappelant que la peste noire de 1347-1352 a tué entre un tiers et la moitié de la population européenne, soit la pire saignée démographique de l’histoire de l’épidémie – pour donner un ordre de grandeur, c’est le bilan du drame de l’EHPAD de Mougins appliqué à un continent entier. Je donne à dessein ici une comparaison si absurde qu’elle en devient scandaleuse. Il serait peut-être de bonne méthode de ne pas comparer ce qui est à ce point incommensurable et de s’arrêter là. Et ce d’autant plus que du point de vue de l’état des savoirs médicaux, l’incommensurabilité est pareillement infranchissable, puisque l’histoire de la peste est l’histoire de gens qui ne savent pas que c’est de la peste qu’ils meurent. Cela n’a donc rien à voir avec notre manière d’être, en direct, les témoins, voire les débatteurs, des expérimentations médicales en cours. En dépit de parallèles possibles, sur la lâcheté sociale, la santé publique ou le confinement, il me semble important, pour des raisons morales et politiques, de résister à la séduction trop facile de l’analogie.

Cela n’empêche pas de tenter, de manière prudente et expérimentale, une archéologie de notre modernité à partir de ces exemples médiévaux – puisque l’on sait bien que ce qui nous gouverne peut être archaïque. On sait par exemple que la notion de santé publique émerge dans l’Italie du milieu du XIVe siècle, même si c’est en réalité presque indépendant de la peste elle-même, ce qui est cohérent avec l’idée qu’une épidémie, c’est d’abord un contexte qui intervient à un moment clé de la vie des sociétés. L’impératif de santé publique, qui nous fait obéir au confinement aujourd’hui, se forge dans l’idée que ce qui concerne notre propre corps affecte aussi le corps social, et qu’il y a des choses à faire non seulement pour se protéger soi, mais aussi pour protéger les autres de soi. Dans l’Italie du XIVe siècle, des médecins payés par les villes peuvent, au nom de cette santé publique, prendre des décisions de coercition, avec notamment un pouvoir de confinement et d’éloignement, qui se fait d’ailleurs dans l’ignorance des processus réels de contagion.

Nous en savons beaucoup plus qu’eux aujourd’hui. Ce qui rend l’histoire de la peste noire passionnante est qu’elle constitue un laboratoire de savoirs interdisciplinaires, puisqu’on a fait des progrès immenses en génétique des populations, en archéologie funéraire, en histoire environnementale ou en histoire connectée, et qu’on peut aujourd’hui avoir une vision d’ensemble du phénomène, un scénario global de la pandémie, vu de haut – c’est-à-dire depuis un point de vue où personne ne l’a jamais observé, ni vécu, ni éprouvé. Or, ce rêve scientifique produit une déception historique : ce n’est pas le fin mot de l’histoire. On sait tout, mais on ne comprend pas davantage – car pour moi, l’interrogation demeure inentamée : pourquoi une société aussi durement éprouvée continue-t-elle de croire au même dieu et d’obéir au même roi ? Pourquoi, globalement – je le dis de manière sommaire et enfantine, mais parfois les historiennes et les historiens doivent apprendre à répondre aux questions sommaires et enfantines –, une épidémie si catastrophique ne change rien dans la manière d’obéir, de produire, de gouverner ?

Voilà une question qu’on n’a guère envie de se poser aujourd’hui. On a préféré se jeter avidement sur la thèse de l’historien Kyle Harper selon laquelle ce sont le climat et les pandémies qui ont eu raison de l’Empire romain, et notamment la peste de Justinien du VIe siècle. Cette interprétation demeure très hypothétique, ne serait-ce que parce qu’il y a une grande période de latence, entre le début de l’épidémie et la fin de l’Empire, et que les chocs épidémiques sont davantage des révélateurs que des transformateurs sociaux. Mais surtout, il faut considérer que ces questions sont trop vastes pour recueillir des réponses pertinentes. Même une question aussi simple, apparemment, que les effets économiques de l’effrayante surmortalité du milieu du XIVe siècle sur le marché du travail et le niveau des salaires ne connaît pas – malgré les efforts des historiens qui y travaillent depuis longtemps – de réponses univoques.

C’est sans doute à partir de cette notion de latence que l’on doit penser. Aussi stupéfiant que cela puisse sembler, la peste noire a laissé relativement peu de traces dans les sources – sinon par empreintes négatives, donnant à voir des manques et des lacunes. Y compris du point de vue littéraire. Le Décaméron écrit par Boccace en 1350 est une exception, que tout le monde brandit en ce moment, car la concordance des temps est aisée, puisque le récit met en scène de jeunes aristocrates florentins fuyant la grande ville pour se réfugier à la campagne et se raconter des histoires. Il y a certes une puissance du récit qui prétend pouvoir tromper la mort alors qu’il la précipite, mais ce que ces jeunes gens vivent, ce n’est pas le débridement des sens et le prétendu érotisme du confinement que certains veulent voir.

Dans son prologue, Boccace décrit la peste de Florence comme un « horrible commencement » qui défait les liens sociaux, éloigne les fils de leurs pères, provoque la panique funéraire et saisit chacun d’anomie. Mais, ce faisant, il reprend en partie ce qu’écrivait Thucydide au Ve siècle avant notre ère à propos de la Peste d’Athènes, qui n’était d’ailleurs pas une peste, mais probablement une épidémie de typhus. Encore une fois, une latence : la peste n’est pas décrite, elle détruit silencieusement la possibilité d’écrire. Le Décaméron est un texte à la fois complexe et isolé, et ce qui a dominé, c’est le silence, sans doute en raison de l’ampleur du traumatisme et de la sidération, comparable à ce qui s’est installé après la Shoah ou ce que décrit W.G. Sebald dans De la destruction comme élément de l’histoire naturelle au sujet des villes allemandes enfouies sous le million de tonnes de bombes incendiaires déversées par les bombardiers alliés.

Vous étiez en train de travailler sur l’histoire de la peste noire en vue d’un prochain cours au Collège de France. Quel sens cela peut-il avoir maintenant ?

Vous comprendrez certainement, après ce que je viens de dire de mes scrupules et de mes hésitations, que je sois également tenté par le silence. Or, l’expérience d’écriture que j’ai partagée avec Mathieu Riboulet en 2015 autour de Prendre dates m’a permis de comprendre qu’il ne suffit pas toujours de se taire pour faire silence. L’écriture peut être son lieu, mais alors il faut y aller avec beaucoup de prévenance et de délicatesse. Oui, je travaille depuis plusieurs années sur la peste noire, et j’avais prévu d’y consacrer mon séminaire de cette année et mon cours de l’année prochaine. Il me faut encore du temps pour comprendre ce que l’actualité fait à ce projet personnel, comment elle affecte, comment il peut résister – ou pas. Une chose est certaine : il serait proprement obscène d’y voir une opportunité. Je n’imagine pas qu’un intellectuel puisse prétendre le rester en accueillant comme une bonne nouvelle une catastrophe humaine au motif qu’elle favorise ses affaires – je veux dire ses savoirs, ses convictions, ou même ses engagements.

Ce qu’on peut faire en attendant ? Bruno Latour l’a bien dit : le temps n’est pas à l’invention mais à l’inventaire. Faisons avec ce que l’on a, autour de soi, disponible et épars : angoisses, savoirs, désirs et affections mêlés. Pour ma part, si je parle de ce que j’ai dit ou écrit précédemment, ce n’est pas par narcissisme – je le répète, notre intériorité est aujourd’hui fracassée – mais par une sorte d’humilité. C’est tout ce dont je dispose en ce moment, quand il me paraît si évident qu’en l’absence de toute politique active d’amitiés (qui, on le comprend bien aujourd’hui, a besoin de rassemblements physiques), je m’affaiblis terriblement. Je tente donc de reconstituer le chemin qui m’a intimement amené à désirer écrire sur la peste noire.

Il y a d’abord ce livre, Conjurer la peur, qui d’une certaine manière raconte l’histoire d’une ville italienne dix ans avant cette peste noire – Sienne, 1338, peinte par Ambrogio Lorenzetti sur les murs du Palazzo Pubblico. Ce livre, qui date de 2013, parle d’une peur politique, avant qu’elle ne soit engloutie par la peur biologique. Ce qui m’attriste et m’émeut aujourd’hui, quand je regarde la partie de cette fresque sur laquelle je me suis attardée, la ville en guerre, opposée à la ville harmonieuse, pacifiée par la justice, c’est que c’est une ville dépeuplée. Seuls circulent des hommes en armes et on devine que, derrière les murs des maisons, les gens meurent. Après 2015, cette même image, je l’ai vue différemment après avoir été le témoin apeuré de l’ensauvagement de Paris ou de Nice par le terrorisme djihadiste. Aujourd’hui, l’image n’a pas changé, mais cette ville que je ne voyais plus qu’ensauvagée, je la revois désertée, sous cloche.

Ce livre était une réflexion sur la façon dont s’actualisent les peurs anciennes, et ce que fait le temps qui passe sur une image qui reste la même. Elle demeure et nous passons. Nous sommes devant elle les plus vulnérables. Voici pourquoi l’on doit, face à elle, faire l’inventaire de ce à quoi l’on tient et de ce qu’on peut lâcher, la mort dans l’âme ou le cœur léger. Après le 13 novembre 2015, on était persuadés qu’on voudrait ressortir, boire des bières en terrasse, mais est-ce vraiment cela qui s’est passé ? Cette fois-ci, aura-t-on le déconfinement joyeux, s’embrassera-t-on à nouveau ? Est-ce que cette distance ne va pas demeurer ? Est-ce que l’urbanité n’aura pas, entre-temps, baissé définitivement d’intensité ?

Comment décrire ce à quoi nous tenons et ce à quoi nous pourrions renoncer sans faire de l’épidémie actuelle une simple métaphore des maux de notre temps ?

J’ai commencé – et je pense que nous devrions tous nous atteler à cet exercice – une auto-chronologie de l’épidémie, en comparant la chronique des informations disponibles avec l’histoire de ma prise de conscience réelle, en reprenant mes mails, mon agenda, ce que je projetais et imaginais faire, alors que si j’y avais vraiment réfléchi, j’aurais pu savoir que ça ne se ferait pas. Il ne s’agit pas de couper court à toute critique du pouvoir, de son impréparation ou des rythmes de ses prises de décision – elle est évidemment démocratiquement nécessaire – mais de faire aussi un travail d’auto-description sur les formes personnelles qu’a pu prendre notre déni. Nous avons compris ce qui se passait par paliers. Notre cerveau a lentement basculé comme a sombré le Titanic, avec des caissons étanches qui ont sauté les uns après les autres, ennoyant progressivement notre compréhension et nous faisant finalement chavirer.

Évidemment, si on préfère conserver sa place dans « la guilde de ceux qui vous l’avaient bien dit », ce n’est pas une chose à faire. Mais un tel exercice critique, pour déstabilisant qu’il est, provoque des surprises émancipatrices. C’est une manière de continuer son travail d’historien – pour le coup, une vraie « égohistoire » – en enquêtant, comme je l’ai dit tout à l’heure, sur la condition historique. C’est parfois surprenant : je prépare, avec le metteur en scène Mohamed el-Khatib, un spectacle sur l’histoire des boules à neige. Je pensais que c’était là une facétie joyeuse et douce, un écart amical, et cela devient aujourd’hui tout autre chose : une histoire de villes sous cloche, de boule de divination, d’urnes funéraires et une manière de faire pleuvoir des cendres sur des ruines…

Ces derniers mois, je faisais au Collège de France un cours intitulé « Expérience et narration » qui fut interrompu par le confinement, mais en le reprenant aujourd’hui,  j’ai le sentiment qu’il ne parlait en sous-conversation que de ce qui était en train de nous arriver, accompagnant ma propre prise de conscience – j’y parlais du « regard de la recluse » invitant à regarder une ville italienne en adoptant le point de vue d’une femme enfermée, j’y parlais de naufrages, d’espacements et de déplacements, d’espace public et d’urbanité blessée…

Cette manière dont l’épidémie prend toute la place est inquiétante. Si l’on a la chance de pouvoir sortir encore un peu dans les rues de sa ville, on peut voir les graffitis sur les féminicides s’effacer lentement, comme si cette révolution féministe qui avait cours il y a seulement quelques semaines appartenait à l’Antiquité, comme si ces inscriptions sur les murs ressemblaient aux graffitis estompés de Pompéi. Cette épidémie nous a cueillis avec tous nos problèmes et le confinement ne va pas améliorer le sort des femmes, mais pourtant le confinement étouffe ou assourdit la voix des féministes. Les régimes de surveillance, les inégalités, l’environnement sont les principales questions qui sont mises en avant par ce qui nous arrive, mais d’autres sujets fondamentaux sont relégués à l’arrière-plan.

C’est également vrai de la question des réfugiés. Quelques jours avant l’annonce du confinement, l’écrivain Marie Cosnay et le philosophe Mathieu Potte-Bonneville avaient signé un beau texte sur la manière dont l’Europe se lavait les mains du problème des réfugiés. L’expression même prend un sens particulier aujourd’hui, mais l’important est qu’ils montraient que le propre du pouvoir contemporain consiste à prendre des mesures d’éloignement – entendons : mettre de la distance, parfois envoyer au diable, pas toujours hors d’état de nuire, mais en tout cas hors de vue. Cette question de la distance, qui nous obsède aujourd’hui – et qui risque de devenir notre quotidien –, a été expérimentée sur les plus fragiles et les indésirables, qui ont été cantonnés, confinés, éloignés.

Qu’est-ce qu’un bon gouvernement par temps d’épidémie ?

Gravure originale du livre (1651). Comme les autres, cette épidémie me ramène à mes obsessions personnelles, à l’image de la fresque du bon gouvernement de Lorenzetti, je l’ai dit, mais aussi à une autre image qui m’avait occupé dans mon cours sur les fictions politiques, qui est l’image très célèbre du frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes en 1651. Là aussi, il y a une ville dépeuplée par l’épidémie. On le sait parce qu’au bord de l’image, on repère deux silhouettes avec des becs d’oiseaux qui représentent les médecins de la peste, et les habitants ont été comme siphonnés par le haut pour gonfler une baudruche, le monstre étatique du Léviathan, littéralement rempli de la peur qu’il inspire. Tout le monde se trouve dans le cloud et regarde dans la même direction.

Ce que donne à voir cette image, ce qu’elle immobilise littéralement, consiste en ceci : l’État est alors en capacité d’obtenir de la population une résignation et une obéissance absolument inédites. Ce qui est compliqué est que, même si tout ce qu’on dit sur la société de surveillance est vrai et effrayant, l’État obtient cette obéissance au nom de sa fonction la plus indiscutable qui est de protéger les populations de la mort qui rôde, ce que Didier Fassin appelle précisément la « biolégitimité ». On sait bien que ce n’est pas une vie que de s’accommoder de cette vie-là (celle qui se contente de retarder notre mort), et que privés de notre puissance de récit (ce que Hannah Arendt appelle la vie biographique), notre capacité à faire des histoires, l’existence s’amenuise. Mais voilà : il faut aussi considérer la catastrophe en cours comme une épreuve terrible pour la pensée critique, sans doute confrontée aux effets de son maximalisme rhétorique – comment faire quand la réalité commence à ressembler aux prophéties les plus véhémentes des penseurs les plus radicaux et qu’eux-mêmes ne voient pas d’un très bon œil cette réalité faire de l’ombre à leur prose apocalyptique ? Sans doute commencer par ceci : regarder cette image, soutenir son regard, affronter nos propres hantises.

Voici ce que promet l’image du Léviathan – et cela ne date pas d’hier. Le pire qui puisse nous arriver risque d’arriver parce que ce sera efficace. Il est aisé de lutter contre une politique d’atteinte aux libertés publiques dont on peut prouver l’inefficacité, mais comment faire lorsque ce n’est pas le cas ? Que va-t-on faire si, pour sortir, il nous faut télécharger une application gouvernementale retraçant tous nos déplacements ? J’ai bien peur que l’on ne connaisse déjà la réponse. Si l’on nous propose de sortir, mais diminués et contrôlés, tout porte à croire ou à craindre que l’on consentira à sortir diminués et contrôlés.


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